Hommage à Yves Thoret (1938-2020) par R. Rechtman

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Richard Rechtman, Directeur d’études à l’EHESS, Psychiatre, psychanalyste, anthropologue, ancien rédacteur en chef de l’Evolution psychiatrique.  EHESS, CESPRA (UMR 8036), 105 Bd Raspail, 75006 Paris.

Lorsque Yves Thoret est devenu rédacteur en chef de l’Evolution psychiatrique, il héritait des mains de son prédécesseur Jacques Postel une revue prestigieuse qui depuis sa naissance occupait une position privilégiée dans le milieu de la psychiatrie française. C’était l’une des plus anciennes, juste après les Annales Médico-Psychologique, mais elle avait conquis sa place de choix moins grâce à son grand âge, que par son ouverture à la plupart des disciplines connexes à la psychiatrie. La psychanalyse y était certes centrale, et côtoyait les continuateurs de l’œuvre de Henri Ey, mais on pouvait y lire également les derniers travaux de psychopharmacologie, mais aussi des linguistes, des sémanticiens, des anthropologues et bien sûr des historiens. Car c’était là une de ses grandes spécificités : faire de l’histoire de la psychiatrie un élément essentiel de la pensée clinique et psychopathologique la plus novatrice. Double paradoxe pourrait-on dire que de prétendre embrasser dans un même mouvement le regard sur le passé historique, sur la constitution du savoir, sa place au sein des évolutions de la société et de la santé mentale, pour néanmoins accompagner le développement de ses formes les plus novatrices. Jacques Postel en grand historien de la psychiatrie avait réussi à tenir ce cap pour maintenir l’Evolution psychiatrique dans le paysage restreint des grandes revues du champ intellectuel français, comme la Revue Française de Psychanalyse, le Débat, Esprit, la Critique … les plus grandes signatures désireuses de dialoguer avec la clinique et la psychopathologie se retrouvaient dans ses colonnes et constituaient le cœur des échanges les plus féconds pour la pensée de chaque époque[1].

            Mais au moment où Yves Thoret reprend la direction de la revue, le panorama académique et intellectuel entame une profonde mutation qui conduira à une transformation majeure des perspectives des revues scientifiques.  Yves Thoret a perçu dès sa prise de fonction les premiers signes de ces changements. Avec un talent d’orfèvre il sut maintenir la ligne éditoriale de ses prédécesseurs, tant sur la clinique, l’histoire, l’épistémologie que les sciences humaines, tout en préparant minutieusement le passage d’une revue française à une revue internationale répondant aux mêmes standards que les plus grandes revues anglo-saxonnes. On lui doit tout ce que l’Evolution est aujourd’hui. Car en plus de la qualité des articles qui y sont publiés, c’est le processus même de l’écriture de la science qu’Yves Thoret a su insuffler : double lecture anonyme, indexation dans les principales banques de données, évaluation dans l’impact factor. Son choix de rejoindre un éditeur international de l’envergure d’Elsevier fut tout aussi courageux et surtout prémonitoire. Il sut, en effet, et avant tous, que l’avenir des revues scientifiques passerait nécessairement par la mise en œuvre des critères anglo-saxons. Mais là où, sous la contrainte, certains durent plus tard formater leurs contenus au risque d’y perdre leurs spécificités, Yves Thoret ne lâcha jamais rien sur la ligne éditoriale : sur la psychopathologie, sur les sciences humaines, sur la longueur des textes permettant de déplier une pensée. Sur chaque aspect qui faisait l’originalité et le prestige de la revue, Yves Thoret ne céda jamais. Il eut l’audace de penser que les critères internationaux ne s’opposaient pas à la pensée française. Ce faisant, plutôt que de se soumettre passivement à leur diktat, il préférait leur infliger une subtile torsion pour les rendre compatibles avec nos attentes. Belle leçon de constance et de maintien d’un cap. Aussi lorsqu’il me confia à l’issue de son mandat les rênes de la revue, je n’eus qu’à prolonger son oeuvre : maintenir l’ancrage pluridisciplinaire, clinique, historique et épistémologique tout en développant l’internationalisation. Je me souviens de notre visite au sein des impressionnants bureaux des Current Contents à Philadelphie où se jouait l’avenir des revues selon qu’elles seraient ou non indexées dans leur banque. Je l’avais observé manier à merveille la rigueur scientifique mais aussi l’humour, s’amusant de certaines « spécificités » françaises, pour convaincre son auditoire. En moins d’une heure, Yves Thoret venait d’obtenir l’un des meilleurs référencements scientifiques. Il était heureux et plutôt fier, d’autant que nous venions d’organiser au nom de l’Evolution psychiatrique un atelier sur le thème de l’Amour, au sein du congrès annuel de l’Association Américaine de Psychiatrie qui se tenait précisément à Philadelphie cette année là. « Ah ces français » nous dirent-ils. Il faut justement dire que le symposium fit grand bruit. La salle était pleine à craquer, les symposiums adjacents se désespéraient de voir leur auditoire s’éclaircir à mesure que leurs participants se faufilaient pour rejoindre ce lieu étrange d’où s’échappaient tant d’éclats de rire. Du haut de sa carrure impressionnante Yves Thoret dominait l’estrade. Il se tenait debout, même pendant les interventions, captait les regards, glissait un trait d’humour entre deux présentations et laissait entendre à ces « yankees » qu’ils allaient enfin comprendre ce qu’ils avaient toujours rêvé de savoir … sur l’amour. À l’austérité des panels habituels, celui-ci répondait déjà par sa composition. Anticipant les futures règles de la parité, Yves avait choisi des collègues prestigieuses qui surent avec délice parler d’amour à un public conquis. Chez Yves Thoret, l’humour, la gentillesse, la chaleur humaine, les marques d’affection jusqu’à leur théâtralisation étaient des composants essentiels du savoir et de sa transmission. Il pouvait se montrer ferme, autoritaire et parfois colérique, mais toujours avec une pointe d’autodérision. Comme le jour où, de bien méchante humeur parce que nous tardions à prendre place autour de la table de l’arrière salle de la bibliothèque Sainte-Anne qui accueillait les réunions de l’Evolution psychiatrique depuis des lustres, il avait ouvert la séance d’un tonitruant « bienvenue à ce premier comité dictatorial de l’année » en guise de vœux de bonne année. Il s’était aussitôt repris, s’amusant de son lapsus, pour bien sûr nous assurer qu’il ne s’agissait aucunement d’une mise cause de notre fonctionnement démocratique. Je n’ai jamais su s’il s’agissait d’un authentique lapsus ou d’un trait d’esprit délibéré. Peu importe d’ailleurs, car son inconscient ne manquait pas d’esprit. Lorsqu’il a estimé qu’il fallait passer le flambeau, il accepta de rester au sein du comité pour nous accompagner. Sans jamais essayer de reprendre le pouvoir ni le contrôle de la rédaction, il est resté dans une position de sage que l’on pouvait toujours consulter pour un avis, ou simplement une réassurance. Je sais qu’il a continué avec la même générosité avec Christophe Chaperot, notre actuel rédacteur en chef, car jusqu’à ces derniers instants, il proposait encore des thèmes et des idées nouvelles. Fin connaisseur du théâtre shakespearien, il avait fait sa thèse de psychologie sur ce dramaturge, il adorait théâtraliser ses relations pour ne jamais réfréner ses émotions, ses passions et sa soif de partage. Il avait su mettre toute ses qualités au service de ses patients, à l’hôpital des Mureaux, mais aussi auprès de ses étudiants et étudiantes. Car il fut aussi pendant de longues années enseignant de psychologie clinique à l’université Paris 10 Nanterre.

Il était ainsi, Yves Thoret, un grand érudit, un enseignant, un clinicien, un organisateur talentueux et un meneur, un vrai. Pas un manageur au sens contemporain du terme. En effet, c’était un homme qui savait tellement vivre et partager ses enthousiasmes que nous avions tous envie de l’accompagner et surtout de faire un bout de chemin à ses côtés, en espérant que cela dure le plus longtemps possible.

Avec sa disparition, je perds un ami très cher, un compagnon à qui je dois beaucoup. Non seulement parce qu’il m’a beaucoup appris, mais aussi parce que très tôt il m’a accordé sa confiance en me permettant d’être libre. C’est à dire de savoir contracter une dette que l’on n’aura jamais besoin de solder, et encore moins de trahir. De telles dettes ne sont pas des fardeaux, loin s’en faut, juste des cadeaux que l’on garde précieusement et qui jalonnent une vie. Elles sont d’abord et avant tout constitutives de la force qui unit les hommes, car les dons que l’on reçoit ainsi ne se remboursent pas, ils se transmettent à d’autres et ainsi de suite de générations en générations. Les sociétés traditionnelles le savent bien mieux que nous et considèrent encore aujourd’hui qu’avoir des dettes signifie avoir des amis, tandis que ceux qui rêvent de toujours solder leurs dettes ne font qu’accumuler des créanciers.

Yves Thoret était de ces hommes généreux de cœur et d’esprit qui ne délivrent jamais de créances mais entretiennent des amitiés solides. Il nous manque déjà beaucoup, et pour longtemps.

Paris, février 2021

Richard Rechtman


[1] Voir la remarquable synthèse de l’histoire de la ligne éditoriale de l’Evolution psychiatrique qu’en donne Clément Fromentin dans son article « Histoire du groupe, de la société et de la revue de l’Evolution psychiatrique. »