Eric Laurent : La grande translation clinique contemporaine
Éric Laurent, psychanalyste, ECF
J’appelle « grande translation clinique » la nouvelle période qui s’ouvre dans l’histoire de la psychiatrie après la rupture consommée entre la recherche fondamentale et le système classificatoire des maladies mentales que constitue le Diagnostic and Statistical Manual. Cette rupture est aussi consommée avec tous les autres systèmes internationaux du même ordre, ICD ou CIM. Il s’agit d’une rupture avec la croyance que les modes de classification encore reliés à des symptômes observables donneraient accès au réel des maladies mentales. Il faut maintenant ne se fier qu’aux données scientifiques strictement objectivables. C’est une ère du soupçon envers le visible. Comme le dit l’actuel directeur du NIMH, le moment clinique actuel est suspendu entre l’attente des résultats radicalement nouveaux des neurosciences et la nécessité de traduire cliniquement les apports de la réflexion fondamentale fondée sur ce nouveau paradigme « Nous sommes au cœur d’une révolution dans les neurosciences fondamentales (basic), particulièrement dans les domaines pertinents pour les maladies psychiatriques. Nous devons continuer à suivre ces découvertes, en tant qu’elles sont le puits dont les traitements nouveaux du futur vont émerger. Mais dans des domaines clefs – les biomarqueurs, la génétique et les modèles animaux- par exemple, nous devons penser plus translationellement ». L’exigence transrationnelle est un signifiant maître de ce moment, reprenant un mot déjà introduit en médecine. Pour désigner l’effort de « traduire en applications concrètes (sciences appliquées) les théories scientifiques et les découvertes de laboratoire».
C’est effort est d’autant plus urgent que l’espoir d’une langue clinique unifiée est rompu. Le système de classification DSM était exemplaire en ceci qu’il était un projet, un work in progress qui depuis trente cinq ans voulait dominer directement ou indirectement les débats dans le champ psychopathologique. D’abord strictement américain, le projet s’est globalisé à la mesure de l’ensemble de la mondialisation. Se présentant au départ comme un système classificatoire empirique et résolument contemporain, il s’est imposé en trente ans comme le seul projet de logiciel complet de gestion du champ de la psychiatrie. À son acmé, il ambitionnait de gérer la définition des entités pathologiques reconnues, leur évaluation quantitative stricte, les droits et obligations découlant de chaque diagnostic, les protocoles de soins établis selon la norme de l’Evidence-Based Medicine, de guider les études portant sur l’évaluation des effets des médicaments, de définir les cadres de toute recherche possible dans le champ. Il voulait enfin intégrer en permanence, dans un système souple, toute donnée fournie par les nouvelles approches et techniques scientifiques. Le projet guidant ce logiciel a volé en éclat. Il y a maintenant, d’un côté, la recherche scientifique qui veut se fonder sur un tout autre logiciel, et de l’autre, les praticiens avec un système sans fondement scientifique reconnu, mais indispensable, au moins pour les praticiens américains, car il intègre de façon claire les conséquences administratives, l’ouverture des droits au remboursement des soins, l’accès à des programmes éducatifs spéciaux et les obligations légales liées à chaque diagnostic. Les deux niveaux sont au mieux reliés, nous le verrons par des calculs probabilistes….
Texte en intégral à télécharger ici https://levolutionpsychiatrique.files.wordpress.com/2019/11/18-02-13-la-grande-translation-clinique.doc