Olivier Douville Conclusion du 3e colloque Lantéri-Laura Qu'est-ce que la clinique ?

Conclure non, mais peut-être essayer de  dégager deux ou trois enseignements à partir de notre journée. Nous pouvons, guidés en cela par les communications fort diverses que nous avons entendues, nous interroger sur ce que veut dire  ce terme de « clinique ». Il ne peut uniquement désigner la clinique psychiatrique dont il a été question. Une telle clinique exige des procédures de constitution d’un savoir, et des dispositifs de conservation et de transmission de ce savoir. Tout indique en ce point que l’on puisse se référer à Foucault. Un chef de clinique suppose détenir ce savoir dont il fait magistralement monstration et démonstration devant qui l’écoute, enregistre sa leçon en prenant bonne note. Cela n’est pas la dite clinique psychanalytique, qui reste une clinique du ouï-dire, la plupart du temps. Et qui laisse place à cette thèse forte selon quoi le savoir est aussi du côté du patient et que plutôt que le rééduquer ou le convaincre des bienfaits d’une vie ordinaire, il serait bon de l’accompagner dans l’invention de ses solutions subjectives.

Quant à la question du contemporain, que rajouter à ce qui s’est dit lors de la dernière intervention ? – évidemment pas grand-chose. Ce qu’on appelle contemporain revêt des significations extrêmement erratiques et touffues, mais j’ai quand même l’impression – y compris en psychiatrie, je travaille à Ville-Evrard – que nous vivons une époque où les grandes épopées : psychothérapies institutionnelles, les grandes filiations, celles de notre héritage classique, sont défendues et encore illustrées en pratique plus qu’on ne le pense. Il arrive souvent que les nouveaux internes qui viennent des facultés de médecine ou les nouveaux stagiaires qui viennent des facultés de psychologie adoptent aisément cette position clinique de se tenir au plus près disponible du rapport du sujet à son propre savoir inconscient. Cela est d’autant plus touchant et remarquable, qu’en ce qui concerne  les psychologues en formation que je connais ils peuvent provenir d’établissement d’enseignement où sont généralement soutenues des thèses pédagogiques assez limitées, à savoir qu’il suffit de dire du mal de Freud pour être clinicien ou qu’il suffit de dire mal de Lacan pour être freudien, – ces thèses exagérément limitées sont très soutenues. Alors, forcément, les étudiants qu’on récolte comme stagiaire – on les accueille avec une certaine obstination parfois avec ferveur – faut les rabibocher avec cet héritage littéraire, avec les grands paradigmes cliniques : Cotard, l’automatisme mental, etc. et avec aussi, ce qui subsiste plus qu’on ne le dit, d’une psychothérapie institutionnelle.

C’est pour moi une question très émouvante d’être dans un colloque qui porte le nom de Lantéri-Laura. Lui que j’ai connu et qui m’a fait assez souvent l’amitié de parler à ses séminaires, sur Lacan et le corps par exemple. J’avais en tête ce matin, son livre sur les paradigmes de la psychiatrie, où l’on voit bien que ce qu’il nomme le 4e paradigme, n’en est plus un du tout. Il s’agit du DSM,    

La question c’est : est-ce le DSM  surmédicale, ou  démédicalise la psychiatrie ? Pour Lantéri-Laura, la psychiatrie était une discipline qui avait une consistance en s’accrochant à autre chose qu’elle-même. Cela pouvait être la  neurologie, la psychanalyse, cela peut-être la sociologie, l’anthropologie, cela est maintenant les modèles cybernétiques d’intelligence artificielle.    

Mais loin de moi l’idée de réduire la psychiatrie à une expertise d’une singularité réduite à son supposé fonctionnement biologique et  neurologique. En effet,  La psychiatrie s’est toujours branchée sur le social. Quand est-il lorsqu’elle se branche   explicitement sur le social ?  Se jouent ici tous les aléas pratiques et idéologiques résultant de la  rencontre entre la psychiatrie et la précarité.   Les  questions actuelles que pose l’accueil des réfugiés en grande souffrance psychique imposent de reconnaître que les modèles de l’ethnopsychiatrie ne suffisent plus. Ces personnes sujets ne souffrent pas seulement d’un décalage culturel mais également du fait que l’abri de leur culture d’origine a été dévastée, par la guerre, par les massacres, par les meurtres, dont ils sont les survivants souvent accablée par leur survie même. Ce sont des survivants encombrés de leur survivance. Nous avons affaire à des solitudes dépeuplées. Aujourd’hui, notre travail doit s’accorder avec la philosophie, avec la linguistique, avec ce que Marc Augé, (qui un de mes maîtres) appelait l’anthropologie du contemporain.

De façon plus large, parler de contemporain nous confronte à   des décalages  de modèles ou d’idéaux. Tel le décalage entre la santé mentale telle que définie par l’OMS et la réflexion qu’a portée Canguilhem dans son livre Le normal et le pathologique. Il est bien ardu de lire les paradigmes de Lantéri-Laura sans avoir en toile de fond les livres de Canguilhem. Le normal c’est une façon de trouver un style avec le pathologique. C’est une différence à laquelle je tiens dans mon travail : le décalage entre le style et l’identité. Lacan dit – on le lit, le répète, mais cela reste très énigmatique – qu’il y a une possibilité de s’identifier au symptôme. C’est une question de style et non d’identité. De savoir y faire avec ce que le symptôme  a pu apporter au sujet  comme solution. Comme solution à ce risque de trou noir, de chaos, de destruction, de démantèlement que comporte non toute structure psychotique per se mais toute maladie psychotique. Cela implique que l’on examine ce que Piera Aulagnier appelait la potentialité psychotique. Et pour suvre  votre très bel exposé de ce matin, M. Sass, que l’on comprenne que le solipsisme de Schreber n’était pas simplement la confession d’une impuissance, ou la confession d’un déficit mais l’expression d’une reconstruction du rapport du sujet au monde, qui permet de se tenir comme auto-perception de lui-même et de sauver quelque chose de la libido, même au prix d’atroces souffrances corporelles.

C’est bien l’examen du 4e  paradigme de Lantéri-Laura, qui  peut venir en résonnance avec ce que j’ai entendu au cours de cette journée du moment que nous  considérons que la dimension du style ne peut se résorber dans la moindre prétention à la clôture identitaire. Reprenons  à nouveaux frais le vieux débat Ey / Lacan  où était discutée des liens entre folie et liberté. Il y a une atroce liberté. La pathologie de la liberté, c’est une expression que l’on peut entendre de façon assez différente. Et nous avons à  nous  demander si les idéaux en vogue d’autonomie, d’indépendance qui sont les idéaux de la self entreprise,   sous prétexte d’émancipation, ne fabriquent pas des isolats, des monades creuses d’une liberté sans adresse. Qu’est ce que c’est que l’autonomie, si le sujet ne rencontre pas sa division, son incertitude, sa possibilité d’errer, sa possibilité de faire œuvre, sa possibilité de faire bord, sa possibilité de considérer qu’il y a, en dépit de tout ce qui l’accable et presque le néantise, un Autre sur lequel il est possible de compter ? Il conviendrait de distinguer le lien social comme discours, c’est-à-dire comme possibilité d’adresse qui orchestre ce qui au sujet fait énigme, de ce que j’appelle clôture individuelle qui serait un moment où l’on s’entraine à se prendre pour ce que l’on croit être, au nom du fait que c’est infiniment respectable d’être auto normé et autonome. Le respect est ici cette valeur, portée au pinacle dans le contact avec autrui, mais il faudrait quand même rappeler de temps en temps que c’est la moindre des choses.

Donc, l’autonomie d’accord mais je ne suis pas sûr que nous soyons  tous parfaitement autonome. Moi je ne voudrais pas l’être. A la fois on dramatise l’autisme  et on le dédramatise parce que maintenant il est de haut niveau. Cela c’est formidable. Il y a de plus en plus d’autisme de haut niveau. Il y a des gens qui sont passés de bipolaires à autismes de haut niveau. Il y a des candidats. Je crois que Van Gogh est candidat au voyage entre bipolaire et autisme de haut niveau. Il ne demande rien, le pauvre mais il est candidat entre cette migration entre des catégories dont la vacuité n’a d’égale que la cruauté.

Ce qui me semble être un point important de la souffrance psychique, – à entendre comme une vie psychique en souffrance, c’est-à-dire en attente, ce n’est pas de moi, c’est de Lacan – c’est peut-être de revenir à une idée ancienne chez Freud : l’Unglauben. On peut encore parler des structures : Névrose, Psychose et perversion. Ce sont des modes de rapport à l’Autre et qui ne serait pas uniquement un équilibrage de l’auto-économie. Maintenant on a tous un capital émotionnel, un capital intellectuel. On va mesurer cela, on va tous vous mettre derrière les échelles. La manie des échelles.  

Il y a ce problème qu’on rencontre de plus en plus, de l’individu en solitude dépeuplée, qui peut très bien s’identifier à un seul signifiant et qui est dans l’unglauben. L’incroyance qu’il puisse dire, qu’il puisse faire, qu’il puisse recevoir de l’Autre que cela a un prix, que cela a un coût. L’autonomie je n’aime pas du tout, car cela nous exclue de la pensée du don et de la dette, c’est-à-dire que cela nous exclue de la pensée de l’amour.

Aujourd’hui, en psychiatrie insiste d’une part des inventions nécessaires, précaires, précieuses, de lieux d’écoute, de lieux d’accueil, de ces nouvelles modalités de l’errance, des lieux d’accueils d’adolescents, des lieux où l’on peut écouter ceux qui viennent d’ailleurs.

Clinique et contemporanéité, cette alliance de ces termes nous permettrait peut-être de reconsidérer notre rapport à l’anthropologie, non pas parce que les migrants ou les réfugiés que nous tentons d’écouter seraient fascinants par leurs différences, mais parce que justement, ils présentent la dimension singulière et déchirante du sujet  en proie à la disparition. Ce n’est pas simplement qu’il a perdu des objets ou des proches, c’est qu’il a perdu le lieu qui contenait les objets et les proches. Il se peut très bien que cette solitude contemporaine, actuelle, fabriquant avec de grands mots qui réchauffent trop vite : autonomie, liberté, fabrique, justement en se rempardant derrière des mots trop vite expédiés de la ségrégation. Cela serait bien que notre lien social actuel vienne massifier une certaine mélancolie du sujet en proie avec la radicale disparition

Il n’y a pas de clinique sans transfert. Le clinicien fait partie du tableau clinique. Toute idéologie qui nous fait oublier cela me semble venir en renfort de la ségrégation. J’invoque, même si c’est intempestif, la figure de Lantéri-Laura, comme une des figures de la résistance à ce qui nous menace tous, en tant que « psy » et en tant que citoyen, le triomphe tranquille de la ségrégation pour le confort de l’anesthésie de notre pensée. Faisons en sorte que notre contemporanéité soit actuelle, – c’est aussi une tâche de la psychiatrie.