Nous proposons de faire vivre le mouvement amorcé par le forum du 3 décembre, en proposant chaque jour, un texte d’un(e) praticien(ne), qui répondrait à l’argument suivant :
Abandon des territoires, imposition de pratiques au nom d’une « bonne » science, confusion entre question économique et soins : ceux dont émane ce projet d’extension des centres experts se font une idée très fausse de ce qu’est notre engagement sur le terrain. Psychiatre de secteur, de service public, dans les associations, dans les CHU ou en ville, nous qui rencontrons les patients, les entendons et les suivons tous les jours devons faire valoir cette expérience irremplaçable et opposable à toute proposition de refonte de l’organisation de notre discipline.
Nous vous serions reconnaissant de bien vouloir en proposer une mise en perspective en quelques lignes (5000 signes environ). L’ensemble des témoignages recueillis permettra de préciser plus rigoureusement les orientations que nous défendons. Ils chercheront à établir un état des lieux mais aussi à mettre en lumière notre créativité, nos savoirs faire et la complexité de nos missions. Il sera impossible de les ignorer.
Nous publions ici un texte de Geneviève Henault, praticienne hospitalière en secteur adulte.
Psychiatre en secteur adulte, j’ai exercé longtemps dans la Sarthe, département extrêmement touché par les conséquences d’années de destruction progressive de la psychiatrie publique, jusqu’à être médiatiquement désigné comme « poste avancé de la débâcle de la psychiatrie » dans un article de Médiapart publié en mai 2024(1). J’y ai vu s’y monter des dispositifs de soins construits à partir des ruines de la psychiatrie de secteur. Ces dispositifs dits « innovants » – on sait l’importance du signifiant pour l’obtention de financement ou même seulement, d’une validation institutionnelle – étaient et cela est assez singulier, pensés et construits pour un fonctionnement pérenne en mode dit « dégradé » jusqu’à l’innovation ultime : la première unité d’hospitalisation psychiatrique officiellement non médicalisée (2)
En ces terres désolées, nous bricolions collectivement avec ce que nous avions : c’est-à-dire fort peu. Si nous étions experts, c’était à tenir ensemble une posture d’accueil, experts du lien qui peut se nouer malgré tout, malgré les destructions tout autour de nous : des services publics dans leur ensemble, de la médecine de ville, du lien social etc…
Alors les centres experts pour tout dire, dans un désert si aride, cela me faisait doucement rire. J’y ai adressé quelques rares patient·es, celles et ceux qui me le demandaient. Ils et elles revenaient avec d’une part, des recommandations de traitements psychotropes auxquels nous avions déjà pensés – voire souvent déjà essayés et quand ce n’était pas le cas il y avait une bonne raison – conseils assortis de recommandations de « soins » techniques d’ordre psycho-rééducatif . Ceux-ci étaient surprenants ; ils tombaient cliniquement à côté : du désir du patient, de ses possibilités psychiques ou financières. Mais ils étaient de toutes façons rigoureusement impossibles à mettre en œuvre dans un tel territoire, si éloigné de la grande ville et de ses si grands experts. Allez donc trouver pour votre patient schizophrène, un spécialiste de la méditation de pleine conscience en pleine campagne sarthoise !
Quand je suis revenue exercer en Ile-de-France, sur un territoire en situation de forte opulence en moyens – comparés à ceux que j’avais connus précédemment – quelle n’a pas été ma surprise de voir certain·es de mes collègues envoyer par bus entiers des patient·es en centre expert ! Comme si ils et elles, dépossédé·es par l’expertise des fondamentaliatres, ne s’autorisaient plus à diagnostiquer une schizophrénie ou une dépression. Des collègues en fin de carrière pour certain·es, remettant leur expérience au rebut devant celle d’internes très compétent·es en passation d’échelles et validation d’auto-questionnaires.
Je voudrais maintenant me faire porte-parole de celle d’une patiente, que je n’ai bien sûr jamais suivie.
« Il y a une dizaine d’années, j’ai éprouvé le besoin de faire valider mon diagnostic. J’entendais concernant l’autisme, trouble que je soupçonnais me concerner, qu’il existait des validations fiables. Je me suis renseignée auprès d’une communauté d’autistes asperger, qui m’a redirigée vers un centre expert, mon psychiatre ayant sur ma demande rédigé un courrier pour cela.
J’ai rencontré la directrice de ce centre expert une fois. Après 30 minutes, elle m’a redirigée vers une collègue afin de confirmer le diagnostic. Je me suis entretenue avec cette seconde psychiatre, qui après 15 minutes, après que j’ai retracé les grandes lignes, m’a demandé de signer un document avant d’aller plus loin. Elle m’a dit que c’était pour la forme.
J’ai demandé plus de détails sur ce document, elle m’a répondu qu’il s’agissait de donner mon accord pour l’utilisation de données récoltées à partir, entre autres, d’une prise de sang. Elle a ajouté que ces données seraient nominatives. J’ai demandé encore, elle m’a alors dit qu’il s’agissait aussi d’accepter que les données que je devrais partager sur ma famille soient utilisées nominativement dans leurs recherches. Quand j’ai demandé pourquoi le nom était nécessaire, elle m’a répondu que ça l’était pour retracer les familles, les liens. Je suis partie en disant que j’y réfléchirais, mais bien sûr, je n’y suis jamais retournée. J’aurais pu accepter l’utilisation de mes propres données nominatives, peu consciente de la valeur de celles-ci, mais il n’était pas question de valider ce droit pour mes proches. »
Que nous dit ce témoignage ? Il nous dit d’abord la violence exercée sur les personnes venant consulter en centre expert, si tant est qu’elles ne se soumettent pas immédiatement à l’attendu : à des fins d’extraction de données, que l’on entend ici comme un paiement contre diagnostic, on n’hésite pas à mettre une pression considérable sur des personnes vulnérables. Pour récupérer, certes légalement, des données sensibles, qui peuvent toucher à l’intime, on n’hésite pas à promettre à des personnes pleines d’espoir, une amélioration de leur prise en charge… promesse dont on sait aujourd’hui la vacuité tant les recherches restent peu probantes en la matière.
Que nous dit encore ce témoignage ? Que des expert·es autoproclamé·es balayent la complexité de la clinique, balayent la dimension relationnelle qui joue de fait dans l’établissement d’un diagnostic, balayent toute subjectivité, pour affirmer en quelques dizaines de minutes un diagnostic et des recommandations, dont on sait qu’ils et elles n’assumeront aucunement la mise en place et l’évaluation ultérieure.
Ce que cela nous confirme finalement, c’est qu’il ne s’agit aucunement d’accueillir un sujet en souffrance, mais son cerveau dont on espère pouvoir extirper de précieuses « data » dont on ne peut s’empêcher de se demander à quelles fins elles sont ainsi stockées dans des « entrepôts de données de santé » créés en collaboration avec… Dassault Système, dont la promesse est, je cite, de « connecter le réel et le virtuel en une boucle infinie »… de quoi méditer.
