Nous proposons de faire vivre le mouvement amorcé par le forum du 3 décembre, en proposant chaque jour, un texte d’un(e) praticien(ne), qui répondrait à l’argument suivant :
Abandon des territoires, imposition de pratiques au nom d’une « bonne » science, confusion entre question économique et soins : ceux dont émane ce projet d’extension des centres experts se font une idée très fausse de ce qu’est notre engagement sur le terrain. Psychiatre de secteur, de service public, dans les associations, dans les CHU ou en ville, nous qui rencontrons les patients, les entendons et les suivons tous les jours devons faire valoir cette expérience irremplaçable et opposable à toute proposition de refonte de l’organisation de notre discipline.
Nous vous serions reconnaissant de bien vouloir en proposer une mise en perspective en quelques lignes (5000 signes environ). L’ensemble des témoignages recueillis permettra de préciser plus rigoureusement les orientations que nous défendons. Ils chercheront à établir un état des lieux mais aussi à mettre en lumière notre créativité, nos savoirs faire et la complexité de nos missions. Il sera impossible de les ignorer.
Dans notre pratique de psychiatrie libérale, nous faisons partie du paysage de l’offre de soins, et bien qu’ayant marginalement affaire aux centres experts, il est évident qu’un éventuel développement de ces derniers aura des effets sur la psychiatrie publique mais aussi sur la psychiatrie de ville.
Il n’est pas rare qu’un patient, lors d’une première consultation, arrive soit avec une demande diagnostique, soit avec la demande d’être adressé à un centre expert. La plupart du temps, quand nous examinons les choses en détail, cette demande se dérobe, le diagnostic n’étant pas le nœud du problème, laissant place à des questions singulières concrètes, tentatives de circonscrire un réel qui fait souffrance ou symptôme. Ceci nécessite toujours un minimum de temps et l’opération ne se fait pas sur une position expertale.
Il peut également arriver que nous accompagnions un patient dans cette démarche d’expertise, prenant en compte l’aspect aujourd’hui identitaire d’une telle demande. La promesse implicite de ces dispositifs étant d’offrir une solution, il s’agit de veiller à ce que le patient puisse s’en saisir à sa façon, sans pour autant céder à l’illusion que cela viendrait révéler la vérité de son être. Car l’autorité scientifique et morale dont jouissent ces dispositifs est certaine. Le risque n’est en effet pas mince pour le patient de vivre un certain accablement après une telle expérience, sachant que le praticien qui pose l’acte de formaliser les choses de la sorte ne suivra pas par la suite le malade pour en mesurer les effets, sauf à dire qu’une rencontre annuelle constitue un suivi psychiatrique convenable. Peut être se loge ici en creux une conception “moderne” de la place du psychiatre.
Pour les patients les plus difficiles, avec des pathologies sévères auxquelles s’ajoute souvent une précarité sociale immense, ce sont les équipes de psychiatrie de secteur qui assurent encore tant bien que mal l’accompagnement quotidien. Tant bien que mal car leur savoir faire irremplaçable et leur culture, sont petit à petit détruits par des choix politiques, laissant ces structures qui restent pourtant le tissu de la psychiatrie française, dans un état d’indigence indigne.
Pour les autres patients, ceux qui sont suffisamment inscrits dans le social pour formuler une demande de soins, c’est la psychiatrie de ville qui assure cette mission. La difficulté grandissante tient au fait que de plus en plus de patients ayant un suivi erratique dans le public du fait de ce que nous disions plus haut, adressent des demandes de soins au psychiatre libéral. Or, si dans certains cas c’est praticable, force est de constater qu’un praticien seul n’est pas outillé pour faire face à certaines situations, lesquelles nécessitent un travail, une réflexion collective, une diffraction du transfert.
En tenant compte de nos limites dans certaines situations, il peut être utile occasionnellement de solliciter un avis, un autre éclairage sur une situation, pourquoi pas via un centre expert. Mais il nous semble encore une fois que ce n’est qu’en appoint. Il n’y a aucun réel besoin d’augmenter la place de ses structures pour faire face au malaise de nos contemporains. D’ailleurs, même pour l’enjeu médicamenteux, il est assez rare qu’une photographie clinique instantanée si précise soit elle soit suffisante, il faudra plusieurs rencontres pour affiner une prescription.
L’enjeu de l’extension des centres experts dépasse à notre avis largement la question des cas difficiles. Leur généralisation emporterait avec elle une certaine conception des soins psychiques, notamment la responsabilité du praticien qui mesure les effets de son acte dans l’après coup, et qui fait partie du tableau clinique.
Il n’est pas impossible qu’à moyen terme, au nom d’une supposée efficacité, rentabilité économique, ou problématique d’accès aux soins, soit attendu des pouvoirs publics de tout praticien qu’il prenne cette place d’expert. Il serait alors dans une position de surplomb, contournant la question de l’angoisse, tant des patients que la sienne surgissant durant les suivis, constituant pourtant un élément cardinal de la pratique. Nous serions enfin débarrassés de ces inconforts, déchargés de la responsabilité, mais gare au pire si c’était le cas! Il s’agirait alors d’un amenuisement de la médecine psychiatrique, médecine de l’âme qui a ses spécificités quoi qu’on en dise, à sa portion scientiste caricaturale et non dialectisée.
Dans notre pratique, c’est avec le temps qu’un espace de création peut s’inventer, ceci nécessite une certaine exigence, mais aussi une certaine liberté. Or nous la sentons bien attaquée cette liberté, depuis plusieurs années, via des recommandations de bonnes pratiques étant en réalité des injonctions, pouvant conduire à mettre en cause le praticien si elles n’ont pas été suivies à la lettre. Ces logiques ont contribué à siphonner l’hôpital public et à détruire l’attractivité de la psychiatrie plus généralement. Notre discipline a pourtant un riche héritage à faire valoir. Il est constitué de plusieurs traditions qui ont leur histoire, encore faudrait-il les faire vivre en maintenant un dialogue entre elles, adapté aux enjeux du moment. Un dialogue entre praticiens issus de différents courants de pensées, qui tiennent à préserver leur discipline d’une dérive technocratique, souhaitant y maintenir liberté et inventivité. Même s’il s’est produit à une autre époque, l’esprit du débat entre Henri Ey et Jacques Lacan, au congrès de Bonneval de 1946, à propos de la causalité des maladies mentales, nous semble avoir une valeur heuristique concernant l’exigence et la tenue dont la psychiatrie doit faire montre si elle veut vivre.
