Alexandre El-Omeiri : La mauvaise foi des phénomènes psychiatriques

Nous proposons de faire vivre le mouvement amorcé par le forum du 3 décembre, en proposant chaque jour, un texte d’un(e) praticien(ne), qui répondrait à l’argument suivant :

Abandon des territoires, imposition de pratiques au nom d’une « bonne » science, confusion entre question économique et soins : ceux dont émane ce projet d’extension des centres experts se font une idée très fausse de ce qu’est notre engagement sur le terrain. Psychiatre de secteur, de service public, dans les associations, dans les CHU ou en ville, nous qui rencontrons les patients, les entendons et les suivons tous les jours devons faire valoir cette expérience irremplaçable et opposable à toute proposition de refonte de l’organisation de notre discipline.

Nous vous serions reconnaissant de bien vouloir en proposer une mise en perspective en quelques lignes (5000 signes environ). L’ensemble des témoignages recueillis permettra de préciser plus rigoureusement les orientations que nous défendons. Ils chercheront à établir un état des lieux mais aussi à mettre en lumière notre créativité, nos savoirs faire et la complexité de nos missions. Il sera impossible de les ignorer.

La mauvaise foi des phénomènes psychiatriques

Conférence prononcée à Bruxelles lors du 4eme colloque international de psychopathologie phénoménologique, décembre 2025.

Alexandre El Omeiri

Habituellement psychiatre, je prends aujourd’hui le point de vue de l’épistémologue, et me présente à vous, dans un colloque de phénoménologie clinique, non sans une certaine dose de malice et pour me livrer à un exercice d’esprit critique. Si j’en appelle alors à Frantz Fanon pour parler de la mauvaise foi, ce n’est pas pour vous parler de la mauvaise foi de Sartre : cette forme de concession aux convenances de la société qui viserait avant tout à nous décharger du poids de notre liberté. Non : la mauvaise foi dont je voudrais parler est plus intime, c’est une forme de mauvaise foi qui se serait comme déjà mélangée à notre liberté. Une forme de mauvaise foi qui serait comme la marque, déjà tangible, des convenances sociales dans les plus élémentaires des phénomènes que nous vivons. En gros, c’est de votre mauvaise foi à vous que je viens vous parler.

Car pour Fanon, les phénomènes eux-mêmes sont de mauvaise foi. Pas seulement les cliniciens, pas seulement les institutions, pas seulement la société où ils prennent sens ; mais les phénomènes, dans leur manière même d’apparaître, dans la façon dont ils se donnent à nous.

L’un des grands gestes de Fanon, geste qui parcourt ses écrits cliniques comme ses écrits politiques, consiste à attaquer la naturalisation des phénomènes psychiatriques. Cette critique apparaît dès le début de son parcours littéraire, dans sa thèse de médecine[1] où il affirme ne pas croire, je le cite, « qu’un trouble neurologique, même inscrit dans le plasma germinatif d’un individu, puisse engendrer un ensemble psychiatrique déterminé ». Il reprenait alors l’idée d’un écart organo-clinique chère à Henri Ey, écart incommensurable entre la lésion organique et le symptôme tel qu’il se présente dans la clinique ; écart, surtout, que Fanon veut être structuré par des facteurs extérieurs, sociaux et culturels. L’idée d’une intervention thérapeutique agissant par le social, sur le social, en découle naturellement.

De nombreuses années plus tard, et après avoir fait un bout de chemin avec François Tosquelles, l’autre inventeur de la psychiatrie institutionnelle, Fanon s’oppose à lui dans un article de 1957 intitulé, Le phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique[2]. Il y critique la distinction entre agitation « réactive » et « non réactive » proposée par Tosquelles. Cette distinction lui semble « dangereuse sur le plan doctrinal » car elle laisse croire qu’il existerait, dans la nature, et en soi, une agitation « pure », indépendante du milieu, une agitation qui relèverait de l’essence du malade. Le risque étant, encore une fois, de naturaliser une attitude, l’agitation, qui, en réalité, ne se produit qu’en dialectique avec le milieu de soins.

Autrement dit, pour Fanon, il ne peut y avoir d’agitation en soi. Il y a un phénomène co-produit par un sujet, un contexte, une institution et, surtout, un regard. Penser le phénomène comme une entité autonome – une agitation naturelle – c’est déjà pactiser avec la mauvaise foi du phénomène.

Et cette critique vaut aussi pour les hallucinations. Fanon montre que naturaliser l’hallucination, c’est-à-dire l’isoler du vécu psychique global, peut amener en pratique à produire les conditions mêmes de son apparition. « Pratiquement donc, écrit Fanon, l’isolement, la contention, l’utilisation des méthodes coercitives par l’instrumentation sadique qui est mise en jeu, provoquent ou du moins précipitent, approfondissent la régression. La pensée en fuite est prise dans le flux des images sans aucune possibilité pour elle d’y échapper avec l’aide bienveillante et actualisante d’autrui. Encelluler le malade, l’isoler, le fixer au lit, c’est créer toutes les conditions d’existence d’une activité hallucinatoire ». La naturalisation d’un phénomène psychiatrique est donc non seulement une erreur théorique : elle engendre des conduites pseudo-thérapeutiques délétères.

Alors il ne faut pas seulement revendiquer l’arrêt des camisoles, il faut surtout « faire circuler au sein du milieu des lignes de forces productives, désaliénantes, fonctionnelles, à haut potentiel d’exigences différenciées », c’est-à-dire, qu’il faut amener du mouvement, de la vie psychique et une puissance de projection au sein même de l’institution. Tout le contraire, en somme, de l’isolement. Il y a là une des intuitions les plus puissantes de Fanon, qui articule son œuvre écrite à ce qu’il a œuvré à mettre en place en tant que psychiatre : hypostasier un phénomène, c’est d’abord s’interdire de le comprendre, mais c’est aussi, et surtout, se priver de moyens d’action sur ce phénomène. Le danger est toujours celui de la tentation de créer des « entités » naturelles, qu’elles soient comportementales, psychologiques, neurologiques, diagnostiques ou phénoménologiques.

Mais Fanon va plus loin : il ne se contente pas de dénoncer la naturalisation des phénomènes psychiatriques. Il montre que tout phénomène est toujours déjà pétri par le social. Le phénomène n’est jamais un objet strictement psychologique. Il est aussi, toujours, l’impact du social sur le psychique, du monde sur l’individu.

Son poste de psychiatre à Blida, en Algérie, où il arrive en 1953, a représenté pour Fanon comme un échantillon, ou plutôt un terrain d’expérimentation sur lequel il a pu tester les idées qu’il avait développées dans Peau noire, masques blancs. C’est un hôpital de deuxième ligne en périphérie d’Alger, c’est-à-dire qui prend en charge principalement des patients considérés chroniques, voire incurables. Fanon pouvait y observer comment une culture façonne la folie, ou plutôt comment le choc asservissant de deux cultures la favorisait. Il entreprit alors d’étudier les conceptions locales de la maladie mentale (Djinn, exorcisme, etc.) afin d’établir un lien entre ces conceptions et le phénotype des troubles.

Mais Fanon découvre avant tout à Blida que l’institution peut engendrer des maladies mentales indépendamment des problèmes initiaux des patients. Il voit comment la colonisation fabrique une nosographie racialisée, une « psychiatrie musulmane » qui naturalise l’indigène, ses affects, ses comportements, ses croyances – allant jusqu’à confondre racisme et science, et jusqu’à donner au racisme les armes de la science.

Fanon s’attaque au réductionnisme scientifique de « l’école d’Alger », qui sévissait alors sous l’égide du professeur Antoine Porot. Il demeure frappant, avec le recul, de voir à quel point un discours scientifique, et non pas scientiste – j’insiste là-dessus, car le discours d’Antoine Porot est perçu à l’époque comme un discours vrai de la science par une grande partie de la communauté psychiatrique et qu’il récolte de surcroît tous les honneurs et toutes les louanges du milieu académique – ; je disais donc qu’il est frappant de constater à quel point un discours scientifique peut soutenir et flatter les formes les plus hideuses du racisme. La doctrine « primitiviste » de l’école d’Alger pouvait alors affirmer, dans les Annales Médico-psychologiques qu’il y aurait chez « l’indigène musulman » « un fond de réduction intellectuelle avec crédulité et entêtement », qui n’est pas seulement un manque de maturité, mais qui a des assises beaucoup plus « profondes » dans « la hiérarchisation dynamique du système nerveux ». En gros, pour l’école d’Alger, les indigènes sont des « hommes primitifs dont l’évolution cérébrale est anatomiquement défectueuse ».

Fanon n’a pas trop de mal à exposer les faiblesses, et les bassesses, du raisonnement qui conduit à de telles assertions. Il montre que le regard colonial produit des comportements indigènes. « Le médecin est placé entre la société et le malade[3] », il matérialise, ce faisant, le regard de la société sur la maladie. Toute clinique est un miroir tendu à la société qui la produit. En France, les « centres experts » finiront par s’imposer parce qu’ils représentent la société d’aujourd’hui, ils ressemblent à la société consumériste dans laquelle, nous en déplaise, nous vivons. Nous autres, en revanche, nous sommes de drôles d’oiseaux. Être là à discuter des livres que nous lisons, à s’intéresser à l’histoire, à parler de phénoménologie ou d’épistémologie, c’est se situer en marge de la société. Je crois, cela dit, que notre présence dans cette marge est essentielle. Elle est salutaire, d’abord parce qu’il faut encore pouvoir résister aux dérives d’une société que l’on juge moralement contestable. Ensuite, et surtout, parce que les gens que l’on rencontre en psychiatrie sont eux même rejetés à la marge, qu’ils se sentent eux-mêmes incapables de vivre au milieu de la société et que l’on ne les aidera pas seulement en leur promettant de pouvoir, un jour, réintégrer le centre.

Au fond, on ne peut pas choisir entre libérer le patient de la maladie pour qu’il rejoigne la société, ou libérer le patient des effets de la société pour qu’il échappe à la maladie : le patient et la société sont déjà, et toujours, compromis l’un dans l’autre. Le patient est toujours socialisé, la société toujours malade.

Venons-en alors au fond du problème : que voulais-je dire en affirmant que les phénomènes psychiatriques sont eux-mêmes de mauvaise foi ?

Fanon connaissait bien la phénoménologie. Merleau-Ponty est souvent cité dans Peau noire, masques blancs. Et Fanon a même assidûment assisté à ses cours, à Lyon, où Merleau-Ponty avait une chaire de psychologie, aux alentours de 1950. Mais il ne choisit pas la voie de la phénoménologie pour atteindre l’universel sous le social. Fanon aurait pu choisir la méthode de la réduction phénoménologique pour se placer sous l’effet du social, au creux des phénomènes, dans leur vérité même. Mais il ne croit pas à l’universel sous le social. Dans une lettre à son ami Maurice Despinoy, il critique même cette tendance à vouloir « subsumer sous une catégorie de la pensée vide les réalités bio-socio-psychologiques aux coordonnées multiples[4] ».

Il affirme, dans un de ses articles de psychiatrie, que « le biologique, le psychologique, [et] le sociologique » ne peuvent être séparés que par une « aberration de l’esprit[5] ». Il n’y a pas de phénomène pur. Il n’y a pas de vécu « naturel ». Il n’y a pas de pathologie qui ne soit au moins en partie co-produite par un regard, une attente, une norme sociale, un dispositif institutionnel. La prétention d’une phénoménologie clinique à se situer en deçà de cette aberration, dans un fond de vérité initiale qui précèderait la séparation, se sauvegardant ainsi des effets aberrants de l’esprit ; je me demande, qu’elle pourrait bien en être le fondement ? Je crois que, précisément là où se crée le sens des choses, c’est là où leur vérité initiale se perd.

Le phénomène n’est pas seulement donné, il est produit dans un champ de sens. Et ce champ de sens est traversé de normes, de préjugés, d’attentes, de catégories, d’images, de discours sociaux. Il n’y a pas de donnée brute. Elles apparaissent déjà prises dans un dispositif de sens qui les oriente, les multiplie, les intensifie, ou au contraire les invisibilise. Les phénomènes aussi sont de mauvaise foi ; et làseulement peut se construire notre société, sur tout un édifice de mauvaise foi.

À ce stade, une dernière question s’impose : peut-on vraiment échapper à la mauvaise foi ? Fanon répond à sa manière : non, on ne peut pas. Mais cela ne signifie pas que rien n’est possible. La question n’est pas de purifier le regard médical ; elle est d’assumer son statut. La phénoménologie clinique n’a pas pour vocation de libérer le phénomène de ce qui le prédétermine. Elle a pour vocation de rendre cette prédétermination visible. Elle doit être un exercice de vigilance, jamais une profession d’innocence.

Au fond, Fanon ne nous incite pas à retrouver le phénomène pur ; il nous dit plutôt, méfiez-vous : « Regardez comment vous le fabriquez ». Il nous dit qu’un phénomène isolé est déjà un phénomène déformé, qu’une catégorie réifiée est déjà une entité imaginaire, qu’une institution peut produire ce qu’elle prétend soigner, qu’une société peut fabriquer les maladies qu’elle diagnostique.

Le problème n’est pas que nos entités soient fausses. Le problème est que nous oublions qu’elles ne sont, et ne seront jamais, que des constructions. Le danger, alors, tient à la tentation de vouloir fixer des « entités ». Tentation très forte aujourd’hui dans un contexte où chacun prétend tirer sur lui la couverture de la science ; ce dont témoignent, je crois, les récentes turbulences politico-médiatiques françaises autour de la question de la validité des psychothérapies. Quel que soit d’ailleurs le statut de ces entités, qu’elles soient des entités diagnostiques, symptomatologiques, comportementales, psychologiques ou même phénoménologiques. En hypostasiant nos catégories de travail, en en faisant des entités substantielles, on se prive souvent de comprendre la complexité des choses, et on se prive par là-même d’un pouvoir de traiter les choses.

Je finirai en rappelant qu’il n’y a finalement pas si longtemps que ça, on a décrit « une dépendance du Malgache, une indolence de l’Hindou », le musulman est caractérisé par le professeur Porot, dans son traité de psychiatrie musulmane, par : « son absence ou presque d’émotivité ; sa crédulité, son entêtement tenace ». Le Dr Carothers affirmait que « l’africain serait un lobotomisé constitutif », et ce sont ces mêmes travaux qui lui valurent d’entrer à l’OMS. Ce qu’il faut en comprendre, c’est que la naturalisation des effets de la société et de la culture, revient, dans ces cas-là, à la réification et à la scientifisation du racisme le plus trivial.

C’est un problème qui continue d’exister aujourd’hui, sans doute sous des formes plus insidieuses, et peut-être plus tenaces. Mais je voudrais que l’on se demande, pour conclure sur le thème du colloque[6] : que vient-on réifier en voulant « scientifiser » notre approche des troubles borderline ? De ces troubles de la personnalité, quand on sait bien, au fond, l’influence du social et du groupe sur le développement de la personnalité. Et si la naturalisation de l’hallucination, qui l’isole de la vie psychique totale par une « aberration de l’esprit » conduit en pratique à des comportements pseudo-thérapeutiques qui aggravent les symptômes ; que dire alors de l’isolement, par une opération de l’esprit au moins tout aussi aberrante, des symptômes caractéristiques de ces troubles borderline ?

Et que dit d’elle-même une société qui revendique son droit au diagnostic, son droit à bénéficier d’une entité diagnostique pour fixer son identité ? La société change, il faut bien s’en rendre compte. Alors les phénomènes psychopathologiques changent aussi : mais j’aimerais, pour finir, que l’on se demande, de la réification de quelles grotesques fictions participons-nous donc aujourd’hui ?

Quand on croit que l’on sait, on croit. Quand on croit avoir raison, on croit. Quand on croit à la science, on croit. Quand on croit bien faire, on croit. Partout la foi est chez elle. Soyons donc avant tout les phénoménologues de notre propre mauvaise foi. Et soyez sûr que toute foi est mauvaise.

Bruxelles, 5 décembre 2025


[1] F. Fanon, « Altérations mentales, modifications caractérielles, troubles psychiques et déficit intellectuel dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse. À propos d’un cas de maladie de Friedreich avec délire de possession », thèse présentée à la Faculté mixte de médecine et de pharmacie de Lyon, soutenue le 29 novembre 1951.

[2] « Le phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique : considérations générales, signification psychopathologique », Maroc médical, vol. 36, n° 380, janvier 1957, p. 21-24.

[3] « Rencontre de la société et de la psychiatrie », Cours de psychopathologie sociale de Frantz Fanon à l’Institut des hautes études de Tunis, notes prises par Lilia Ben Salem, Tunis, 1959-1960.

[4] Lettre du 26 mars 1954, voir F. Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, Paris, La Découverte, 2015, p. 364.

[5] F. Fanon et J. Azoulay, « La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques », L’Information psychiatrique, vol. 30, n° 9, octobre 1954, p. 349-361.

[6] « Situations-Limites »