Au Musée Nicéphore Niépce de Chalons-sur-Saône du 18.10.2025 au 18.01.2026.

Charles-Émile François-Franck [1849-1921] Leçons des émotions Diapositive sur verre Entre 1899 et 1902 Collection Collège de France

Le musée Nicéphore-Niépce (Chalon-sur-Saône) est dédié à l’histoire de la photographie et a ouvert ses portes en1974. Il accueille ici sa deuxième exposition thématique.
L’exposition : « Face à ce qui se dérobe : les clichés de la folie ».

Que nous apprennent les images sur la manière dont une société construit la figure de la folie ?
L’exposition Face à ce qui se dérobe : les clichés de la folie explore les liens entre photographie et psychiatrie en France, du XIXᵉ siècle à aujourd’hui, en interrogeant les usages du médium comme outil scientifique, comme regard sur la condition de patient psychiatrique mais aussi comme moyen de co-création avec les patients. En croisant archives historiques et démarches contemporaines, l’exposition questionne la valeur de preuve de l’image, sa puissance normative, mais aussi sa capacité à interroger notre conception de l’altérité. Elle invite ainsi à penser la photographie non seulement comme trace, mais aussi comme acte, situé à l’intersection des rapports de savoir et de pouvoir.

Robert Demachy, figure majeure du pictorialisme français, est surtout connu pour ses recherches esthétiques visant à faire reconnaître la photographie comme un art. L’exposition met cependant en lumière un corpus atypique dans son œuvre : une série intitulée Folles, retrouvée dans ses archives conservées au musée Nicéphore Niépce. Réalisées au début des années 1890 dans l’enceinte de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, ces photographies montrent des femmes internées, souvent entravées par des camisoles, assises, couchées à même le sol ou attachées à des fauteuils, dans une cour fermée par des grilles et des portes verrouillées.

Charles Lhermitte [1881-1945] « Folles de la Salpêtrière » vers 1910.
Charles Lhermitte est le frère de Jean Lhermitte (1877-1959), neurologue, chef de laboratoire à l’Hospice de la Salpêtrière de 1909 à 1914. C’est grâce à lui que Charles réussi une série de portraits d’internés dans la section Rambuteau.

L’album d’Henri Dagonet (BIUS) et celui de Marcelin Cayré, Asile d’aliénés de Rodez, 1861-62 – Tirage albuminés d’après négatifs verre – Collection de Serge Kakou, Paris.
Marcelin Cayré (…-1898) reste un grand inconnu : interne au début des années 1860 à l’Asile de Rodez (Aveyron), on perd ensuite sa trace. Il est le premier, en France, et juste quelques années après H. Diamond en Angleterre, à prendre des portraits photographiques de patients. Le rapport du Dr Valéry Combes rend compte de son travail et est lu par Legrand du Saulle, le 27 avril 1863, lors d’une séance de la Société médico-psychologique et s’intitule : « De l’application de la photographie à l’étude des maladies mentales ». Les clichés de Cayré seront utilisés par de nombreux auteurs pour illustrer leurs publications, notamment Henri Dagonet dans son Traité des Maladies mentales. L’album original de Cayré est pour la première fois montré dans une exposition.

Dans la photographie psychiatrique du XIXᵉ siècle, le corps du patient devient une surface d’inscription du dérangement psychique : visages, postures et gestes sont mis en scène pour rendre visibles les symptômes et donner à voir la maladie. L’image est alors investie d’une valeur de preuve, censée objectiver la folie et garantir le regard clinique. Mais en exposant ainsi les corps, la photographie participe aussi à une réduction du sujet à ses signes, au risque d’effacer l’histoire et la parole des personnes photographiées. L’exposition interroge ainsi cette tension entre montrer pour comprendre et montrer en exposant, voire en stigmatisant.

Le travail de Jean-Philippe Charbonnier, à l’occasion du reportages publié dans le Journal Réalité (1955) : « Bons pour l’asile, toute la vérité sur la façon dont on traite, en France, les malades mentaux. »
Le travail de Jean-Philippe paraît dans le journal Réalités en 1955 sous la un reportage de onze pages intitulé « Bons pour l’Asile, toute la vérité sur la façon dont on traite, en France, les maladies mentales ». Il est signé pour les textes d’un écrivain reconnu, Hervé Bazin, et pour les photographies, d’un jeune photographe de 33 ans, représentant de l’école humaniste, Jean-Philippe Charbonnier. Il est le premier photographe professionnel à pénétrer dans les asiles français et ce n’est pas moins de 2 000 clichés qui sont pris pendant les six semaines de son périple. Si quelques images fortes ont été montrées dans des expositions (Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1983 ; Pavillon populaire de Montpellier, 2020), la plupart sont restées inédites. Elles montrent un panorama très large de la psychiatrie de l’époque. Celle dernière est en train d’accomplir sa mue : entre l’atmosphère encore très asilaire des hôpitaux de Clermont de l’Oise et de Maison Blanche, jusqu’aux progrès techniques à Sainte-Anne (Psychochirurgie, stéréotaxie) et aux débuts de la psychothérapie institutionnelle au CTRS de Ville-Evrard.

Marc Pataut (1952-.) est un photographe documentaire, qui réalise une série de reportages à l’Hôpital de jour d’Aubervilliers [1981-1982]. Gêné par le parti pris esthétique de Depardon lors de sa visite à San Clemente, il choisi un angle radicalement différent. Intervenant comme « infirmier-photographe » au sein de l’unité de soins psychiatriques de l’hôpital de jour d’Aubervilliers, il confie l’appareil photo aux enfants autistes et psychotiques. M. Pataut découvre dans les images un rapport au langage et au corps qui le bouleverse. « Un portrait n’est pas seulement un visage, la photographie passe par le corps et l’inconscient, par autre chose que l’œil, l’intelligence et la virtuosité. On peut photographier avec son ventre. Le portrait est un rapport de corps : comment je place mon corps dans l’espace face à un autre corps, à quelle distance. »

La photographe Marion Gronier devant son installation : Comme une araignée.
“Affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat” (George Bataille).

© Marion Gronier
Le projet de Marion Gronier est né de son intérêt pour les personnes marginalisées et d’une indignation face aux conditions d’existence imposées aux patients psychiatriques. Elle a travaillé dans quatre hôpitaux en France (l’Hôpital Esquirol de Saint-Maurice et et le Centre Hospitalier de Montperrin à Aix-en-Provence) et au Sénégal, ces derniers offrant un écho aux logiques coloniales qui associaient les indigènes aux « fous ». Ses images montrent comment les corps réagissent à l’enfermement, tout en interrogeant les représentations fantasmées de la « folie ». En raison de l’anonymat imposé, elle photographie des corps sans visages : un choix qui, tout en respectant les patients, révèle la dimension déshumanisante de l’institution. Une grâce et une force sculpturales se dégagent de ses tirages argentiques en noir et blanc.
Marion Gronier a ensuite cherché à impliquer les patients en leur demandant de commenter ces images afin de redonner sens et humanité là où le système tend à les effacer. Leurs paroles et leurs commentaires se font entendre à partir d’un dispositif de sonorisation, en même temps qu’on regarde les photographies.
Son livre intitulé Commet une araignée vient de paraître aux Editions Le Bec en l’air.

Jean-Robert Dantou (né en 1980) est un photographe dont le travail s’inscrit dans une démarche d’accompagnement avec des personnes en situation de vulnérabilité psychique. Dans l’exposition, il présente la série Olivia, une relation photographique (2017-2022), issue d’un long compagnonnage avec une jeune femme suivie en psychiatrie. Son approche rompt avec la tradition de la photographie comme regard surplombant porté sur le patient. La photographie devient moins un outil de représentation qu’un espace partagé, où se négocient présence, distance et consentement. Le travail de Dantou interroge ainsi les enjeux éthiques : comment montrer sans stigmatiser, comment rendre sensible une expérience singulière sans la réduire à un symptôme. Inscrit dans la section « Faire avec » de l’exposition, son projet témoigne d’un déplacement du rôle du photographe, qui accepte de quitter une position dominante pour faire de l’image un lieu de rencontre et de co-élaboration.

Commissariat : Musée Nicéphore Niépce, Émilie Bernard et Emmanuelle Vieillard
Alice Aigrain, docteure en histoire de la photographie
Marianna Scarfone, maîtresse de conférence en histoire de la santé, Université de Strasbourg.
Jean-Marc Talpin, professeur émérite de psychopathologie et psychologie clinique, Université Lumière – Lyon 2
