Nous proposons de faire vivre le mouvement amorcé par le forum du 3 décembre, en proposant régulièrement, un texte d’un(e) praticien(ne), qui répondrait à l’argument suivant :
Abandon des territoires, imposition de pratiques au nom d’une « bonne » science, confusion entre question économique et soins : ceux dont émane ce projet d’extension des centres experts se font une idée très fausse de ce qu’est notre engagement sur le terrain. Psychiatre de secteur, de service public, dans les associations, dans les CHU ou en ville, nous qui rencontrons les patients, les entendons et les suivons tous les jours devons faire valoir cette expérience irremplaçable et opposable à toute proposition de refonte de l’organisation de notre discipline.
Nous vous serions reconnaissant de bien vouloir en proposer une mise en perspective en quelques lignes (5000 signes environ). L’ensemble des témoignages recueillis permettra de préciser plus rigoureusement les orientations que nous défendons. Ils chercheront à établir un état des lieux mais aussi à mettre en lumière notre créativité, nos savoirs faire et la complexité de nos missions. Il sera impossible de les ignorer.
J’ai eu l’occasion de rencontrer la médecin cheffe du Centre Ressource Autisme (CRA) de la région afin d’évoquer d’éventuelles collaborations entre nos établissements. Cette organisation du diagnostic, apparemment neutre et rationnelle, n’est pas sans conséquences cliniques et théoriques : elle participe d’une transformation plus profonde de notre manière de penser la clinique, désormais traversée par des exigences morales silencieuses. La forme même de l’expertise en offre un premier révélateur.
La présentation PowerPoint est irréprochable : structurée, policée, parfaitement maîtrisée. Elle donne à voir un centre expert au sens contemporain du terme. Pourtant, une absence majeure s’y impose : celle du soin. Cette dimension est purement et simplement forclose. Le centre procède au diagnostic, transmet des supports standardisés, puis réoriente. Vers les structures de soins. Autrement dit, il produit du diagnostic sans s’inscrire dans la temporalité ni dans la responsabilité du traitement. Les experts ne soignent pas. Soit. Nous y reviendrons.
Concentrons-nous d’abord sur leur principale mission revendiquée : l’expertise diagnostique. En cas de doute diagnostique quant à l’autisme, le CRA est censé venir soutenir le clinicien. En pratique, ce doute s’inscrit dans la durée : dans notre région, trois années d’attente sont désormais nécessaires pour accéder à cette évaluation diagnostique. La conclusion paraît alors évidente : il faudrait davantage de moyens. Mais le facteur limitant est immédiatement identifié et demeure inchangé : la pénurie structurelle de psychiatres.
La solution alors avancée se présente comme rationnelle, voire innovante : si, en tant que psychiatre clinicien, je m’engage, avec mon équipe, dans le bilan diagnostique avec l’appui des neuropsychologues du CRA (dont l’engagement clinique et la rigueur professionnelle ne sont nullement en cause), nos patients bénéficient d’un «bonus» : une réduction notable du temps d’attente. Traduction clinique : le temps soustrait au soin au sein de notre établissement est redéployé au profit de la machine diagnostique du CRA. Le centre gagne du temps. Mais ce temps est prélevé sur celui des autres patients, ceux dont la souffrance psychique nécessite précisément une disponibilité clinique continue.
Le constat est pourtant sans ambiguïté : les psychiatres sont en nombre insuffisant. Injecter des financements supplémentaires dans les centres experts ne saurait résoudre ce problème tant que ce goulet d’étranglement persiste. Ces centres resteront structurellement incapables de répondre à la demande diagnostique. La «solution» qui en découle est alors idéologiquement cohérente : déplacer les psychiatres des lieux de soin vers des lieux de diagnostic qui, par définition, ne soignent pas. Il en résulte une accélération du diagnostic et une fluidification de la réorientation… vers des dispositifs de soins progressivement vidés de leur substance clinique.
Or, toute clinique digne de ce nom repose sur un postulat fondamental : soigner suppose d’abord de comprendre. Comprendre un patient, c’est l’inscrire dans une histoire, dans un environnement, dans un tissu de relations et de significations. C’est ici que le discours institutionnel se rigidifie, révélant ses présupposés théoriques implicites. Pensant, à tort, que les clivages théoriques avaient été dépassés, je pose alors cette question naïve à l’experte : «Quelle est la part de l’environnement dans la genèse des troubles du spectre de l’autisme ?». La réponse (telle qu’elle m’a été formulée) est sans appel : « la consommation de toxiques pendant la grossesse». Point. L’étiologie serait avant tout génétique (avec une vague considération épigénétique), les facteurs environnementaux se réduisant ici à des agents physico-chimiques identifiables.
Une telle position, en apparence scientifiquement rassurante, se révèle cliniquement stérile. Aucune thérapie génique n’existe. Aucun psychotrope «antiautistique» n’a jamais été développé. Dès lors, l’arsenal thérapeutique se réduit à une prévention moralisée : informer, sensibiliser, normer les comportements maternels. Victor de l’Aveyron, figure fondatrice de la psychopathologie développementale, aurait sans doute été relu à l’aune d’une toxicologie prénatale. Quant aux travaux de Spitz, sur la dépression anaclitique et les effets délétères de la carence relationnelle précoce, ils deviennent tout simplement inaudibles dans ce cadre théorique.
Cet appauvrissement de la psychopathologie n’est pas accidentel. Il procède d’une logique défensive collective. Reconnaître le rôle déterminant de l’environnement relationnel, notamment des interactions précoces entre un nourrisson et ses figures d’attachement, expose à un risque majeur : celui de la culpabilisation parentale. Or la culpabilité est devenue l’ennemi moral absolu. Dès lors, pour l’éviter, on ne nuance pas : on disqualifie purement et simplement les modèles théoriques qui pensent la relation comme ayant un rôle notable dans la genèse des souffrances psychiques.
Nous assistons ainsi à l’émergence d’une science morale, où la validité d’un modèle ne se juge plus à sa fécondité clinique ou à sa cohérence théorique, mais à son innocuité morale. La neurobiologie y trouve toute sa place, à condition qu’elle reste cantonnée à une fonction descriptive et classificatoire. Plus paradoxal encore, cette neurobiologie, telle qu’elle est ici mobilisée, se révèle implicitement dualiste. D’un côté, un sujet biologique évoluant dans un monde réduit à des objets mesurables, quantifiables, objectivables (tels que les fameux «toxiques» anténataux) identifiés par nos instruments de mesure. De l’autre, les interactions, les affects, les mouvements intersubjectifs, relégués au registre flou d’une «vie psychique» supposée immatérielle et donc non scientifique.
Pourtant, ce dualisme cède aussitôt lorsqu’on le confronte au paradigme du psychotraumatisme, largement admis aujourd’hui. Dans ce cadre, l’environnement est pleinement reconnu comme causal. Il est fait de corps, de gestes, de violences bien matérielles, et il vient effracter un organisme vivant, désorganisant ses régulations neurobiologiques : hyperactivation amygdalienne, altération des circuits du stress, dérégulation des systèmes neurovégétatifs. Ici, l’interaction avec l’environnement est pensée de manière moniste. Mais cette reconnaissance n’est possible qu’à une condition implicite : que l’environnement traumatogène soit incarné par un agresseur clairement identifiable, donc moralement condamnable. Là encore, la théorie s’ajuste à l’exigence morale.
Au nom de cette exigence morale tacite (dissimulée derrière une psychiatrie se prétendant «athéorique»), des décennies de travaux issus de la psychanalyse, des théories de l’attachement et de la psychopathologie développementale se trouvent ainsi piétinées. La clinique se voit privée de l’un de ses opérateurs fondamentaux : la relation. Une clinique amputée de cette dimension ne peut que s’assécher. Il ne subsiste alors que des catégories diagnostiques, rigidifiées, vidées de leur chair clinique, et des patients progressivement réduits à des étiquettes… Étiquettes que les centres experts auront, seuls, le pouvoir d’attribuer. Fin de la boucle.
Maël Le Bourlot est psychiatre libéral.
